La Fille du capitaine

Il y a cinquante ans, j'étais un jeune homme avec le rêve secret de danser avec la renommée et la gloire sur la scène du monde.

Maintenant ce rêve s'est réalisé, parce que je suis sur le podium de ce théâtre. Je donne des conférences qui gémissent sous le poids des lourdes statistiques à mes étudiants en criminologie, autour du monde, et j'accorde des interviews télévisées à ceux qui me demandent de raconter mes exploits audacieux… à plusieurs reprises jusqu'à ce que je me sente parfois comme un perroquet dans un costume trois pièces.

Mark Twain observait que : "Certaines choses, comme la vue du nœud coulant du bourreau, ont tendance à vous organiser les pensées."

Quand un homme arrive à mon âge, les ennuyeuses plaisanteries et les absurdités polies perdent de leur charme, parce qu'elles gaspillent un temps précieux. Quand le nœud coulant du bourreau n'est plus une image floue et difforme sur l'horizon lointain, et que son ombre se dessine en frappant à la porte, il change les priorités d'un homme.

Aussi, maintenant, je parle de ce que je veux, plutôt que de faire attention à ce que mon auditoire veut entendre.

La vieillesse dans notre culture me fait remonter à l'époque Néandertalienne, quand l'expérience de l'âge était un élément essentiel et précieux à la survie de chacun dans la tribu. Le culte actuel de la jeunesse donne une valeur plus élevée aux dents blanches qu'aux mots qui passent entre elles, et à la silhouette du corps plutôt qu'à la profondeur du cœur et à l'enthousiasme de l'esprit qu'il renferme… presque comme des bagages en excès.

La mort survient quand on n'a plus rien de valeur à offrir au monde, ou quand le monde n'en veut plus. Après cela, la tombe n'est plus qu'un détail dépassé.

Mais les choses sont un peu différentes pour moi, parce que je suis un gourou renommé dans le monde pour tous les travaux et tous les chemins de l'esprit criminel.

Peut-être dois-je mon succès à l'ironie d'avoir consacré ma vie à étudier ceux qui voleraient leur chemin vers cette destination et emportent les vies sur un coup de tête.

Mes étudiants m'inspirent et me déçoivent en même temps. Ils travaillent très dur pour absorber la connaissance que je leur offre, et moi je suis décidé à faire cela efficacement, mais nos motivations sont souvent séparées par des années-lumière.

Ma noble motivation de faire un monde meilleur et plus sûr s'oppose à leur convoitise débridée pour la puissance, l'autorité, l'influence et les héros de bandes dessinés.

En d'autres termes, exactement ce qui m'inspirait à leur âge.

Certains de mes embryons d'anges de la clémence pensent que le chemin pour gagner leurs ailes commence par un travail d'assassin bien rémunéré.

Mais je ne peux pas leur reprocher cela, c'était aussi le chemin que j'avais choisi.

Ils sont nos futurs policiers, enquêteurs, défenseurs de la loi, procureurs d'état, médecins légistes, commandos militaires, dirigeants nationaux et mondiaux… donc je surpasse avec zèle le fait que la jeunesse est gaspillée par les jeunes, et je fais le dur effort de leur montrer la même estime que celle qu'ils me montrent.

Quand je regarde dans leurs yeux, je veux voir la ferme résolution d'imiter mon exemple par un travail dur et un sacrifice personnel. Mais je n'y vois souvent que l'envie de ma position, avec cette question tacite : "Comment as-tu fait cela, vieux chenapan ?"

C'est comme s'ils attendent que je leur révèle le raccourci secret pour le coffre du trésor en attendant au pied de l'arc-en-ciel, ce qui évite la laborieuse route qu'il faut prendre pour arriver jusque-là.

Mais ils sont jeunes et peu disposés à accepter la simple vérité que l'on ne peut ressentir qu'à l'aube, au sortir de la nuit.

J'ai vu la première fois Nina à un bal où je l'ai invitée à danser. Elle a seulement ri – comme sourirait une actrice de cinéma à une demande de mariage venue d'un collégien.

Je venais prendre un verre et j'ai aperçu sa silhouette derrière un rideau de satin, où j'ai surpris son fort chuchotement à un ami "Sa casquette est plus large que ses épaules et ses énormes oreilles le font ressembler à un taxi avec les deux portes ouvertes ! …et ces défauts ont besoin d'au moins deux étoiles sur ses épaulettes pour les accepter" ; elle riait…

Je suis allé jusqu'à la table du capitaine. Il était parti se mêler à un groupe de fonctionnaires, j'ai ainsi parlé avec son épouse. La mère de Nina avait aussi surpris la conversation secrète de sa fille, comme si, peut-être, nous étions concernés tous les deux.

Elle s'est penchée et m'a chuchoté : "ici, les filles ne dansent pas vraiment avec les jeunes hommes, mais plutôt avec les uniformes qu'ils portent… peut-être que si vous portiez les cheveux longs, que si vous vous colliez les oreilles". Je sais qu'elle essayait seulement de m'aider.

J'ai passé le reste de la soirée à regarder Nina danser, et le long défilé de ses prétendants pour gagner ses faveurs. Elle refusa toutes leurs avances et est restée à danser avec quelqu'un qu'elle ne connaissait même pas, qui lui avait simplement fait un clin d'œil… peut-être pour s'assurer que nous étions bien tourmentés par ses adorables petits jeux féminins…

Quelques mois plus tard, je suis devenu lieutenant cadet avec deux étoiles. J'ai été surpris de voir que cet uniforme m'allait si bien.

Ma première destination a été une soirée dansante au club des officiers. Elle était là, bien sûr, avec une longue file d'admirateurs. Cela me faisait penser à la manière dont les chiens se disputent un morceau de viande crue, sauf que les grognements et les aboiements étaient remplacés par des mots fleuris et des plaisanteries fines. Elle n'était pas disponible pour une danse, mais j'ai eu au moins la chance de parler avec elle. En plaisantant, je lui ai demandé si elle pourrait tomber amoureuse d'un homme arborant deux grandes oreilles et deux petites étoiles. Elle me dit qu'elle préférait de petites oreilles et des grosses étoiles.

Cette année-là, je fus diplômé de l'école de formation du KGB. Je maîtrisais cinq langues et j'ai fait un effort particulier pour être à l'aise avec la culture américaine, l'argot américain et la littérature américaine, dans l'espoir que cela me conduirait à un poste d'espion à Washington D.C., qui était le summum de toutes les missions d'espionnage.

J'ai aussi acquis une expérience mortelle dans toutes sortes d'armements exotiques, les différentes façons de tuer, les manières d'interrogatoires influentes, les techniques psychologiques, le parachutisme, la plongée sous-marine, l'alpinisme et beaucoup d'autres compétences utiles à un agent d’un l'état bâti sur la peur. J'ai tellement souvent pratiqué mon anglais que mes camarades m'appelaient Yankee Doodle.

Mon seul temps libre dans mes sessions d'études était la soirée du samedi, quand j'allais au club des officiers. Ma jolie fille de capitaine était toujours en compagnie d'officiers, flirtant, dansant et jouant "dur pour y arriver". Elle n'avait pas de temps pour moi et partait toujours avec quelqu'un plus gradé que moi et me regardait comme un capitaine de bateau pirate regarde un garçon de cabine.

J'étais souvent énervé dans mes études et, comme beaucoup de jeunes gens, je voulais devenir un grand espion, mais je n'arrivais pas à comprendre pourquoi j'ai eu à apprendre le chinois. Après tout, le chinois est une langue exécrable et criante. Sa musique ressemble à la chute d'une argenterie sur un sol froid en béton et quand nos professeurs chinois débattaient, cela résonnait un peu comme un combat de chiens. Ne pouvais-je pas espionner dans des pays où les langages correspondaient à mes goûts ?

Ma première tâche en tant que jeune agent diplômé du KGB fut peu commune – comme un présage de ce qui allait venir ensuite. J'ai joué le rôle d'un membre d'un fameux chœur international qui voyageait à travers le monde, y compris dans les pays capitalistes, où le risque que quelqu'un demande l'asile était très élevé.

Mon devoir était de les suivre partout, aux réunions, aux dîners et même de participer aux représentations – ce qui était une torture pour moi, et aussi pour chacun qui a dû m'entendre chanter. J'ai donc décidé de chanter "ténor solo" …ce qui veut dire "si bas" que personne ne m'entendrait… Je me tenais dans un coin reculé et je mimais seulement le chant. Mais par la suite j'ai réellement commencé à me joindre à eux… doucement au début. J'ai bientôt découvert que je pouvais vraiment chanter un air sans que mes genoux ploient sous mon poids. Je suis devenu de plus en plus confiant et commençait à chanter de plus en plus fort.

J'ai continué à voyager avec le chœur plusieurs années et chacun dans le groupe savait qui j'étais. Ils ne m'aimaient pas et me traitaient comme un corbeau dans une réunion de sauterelles. Par la suite, ils ont comploté pour jouer une plaisanterie raffinée dont je fus l’objet.

C'était lors d'un concert à Berlin, quand soudain, selon ce qu'ils avaient intelligemment mis au point, il arrêtèrent tous de chanter au milieu d'un concerto… me laissant tout seul – hurlant comme une oie malade de toute la force de mes poumons – devant l'audience sidérée d'un millier de connaisseurs musicaux raffinés.

Il y eut un long silence difficile qui me sembla durer une heure, puis, mon chant étant si mauvais, l'assistance éclata soudain en rires désopilants. Ils pensaient que c'était voulu – comme le moyen d'insérer une pause comique dans une interprétation artistique sérieuse. Pour mon malheur, un de mes supérieurs était dans l'assistance et, après le concert, il chercha le Directeur pour le féliciter d'une telle créativité dans le spectacle.

La réponse du Directeur fut d'assurer que j'allais devenir partie intégrante du répertoire. Ainsi, au lieu d'avoir enduré une seule fois cette humiliation, je dus la subir chaque soirée – pour le plaisir de ses auteurs. Le jour où je fus réaffecté fut un jour très heureux.

Quand je lui ai raconté cette histoire, la fille du capitaine en est presque tombée de sa chaise, tant elle riait. Je pense qu'à ce moment elle se disait que j'étais un perdant avec du sens de l'humour. Mais ce soir-là, elle est partie avec un commandant sans humour.

Après avoir exécuté mon Chant du Cygne à Berlin, mon travail suivant se passa avec les Gardes-côtes de la Mer Noire, où beaucoup de fonctionnaires de haut niveau avaient fait construire des datchas fleuries au bord de l'eau pour les vacances et les réunions importantes.

La campagne était très riche pour la chasse, mais pas tout à fait autant pour la pêche, résultat d'un accident industriel tenu secret qui s'était produit en amont un peu plus tôt.

Mon travail était de rester assis sur la berge en tenue de plongée, avec une paire de jumelles et plusieurs sacs de truites, conçus pour se suspendre aisément à ma ceinture de plongée.

Mon supérieur avait fait informer les fonctionnaires de l’existence d'un "point chaud" grouillant de poissons affamés et que le meilleur moyen de les attraper était de jeter leurs lignes avec un poids important qui les feraient couler au fond.

Ils ne savaient pas que les poids qu'on leur avait donnés contenaient un minuscule émetteur, ainsi je pouvais les repérer sous l'eau sans rester trop près de la surface. Je les observais jeter l'ancre, puis je me mettais à l'eau avec le sac de poissons attaché à ma ceinture et nageais au fond jusqu'à l'endroit où ils pêchaient.

Quand mon oreillette directionnelle commençait à me les montrer, je nageais jusqu'à leurs lignes, j'y accrochais un beau poisson et je donnais une bonne traction brutale.

Ils remontaient rapidement leurs prises et je restais jusqu'à ce qu'ils rejettent leurs lignes et je continuais ainsi jusqu'à ce que je n'ai plus de truites ou d'air. Je retournais alors discrètement sur la berge pour prendre un nouveau réservoir d'air, un nouveau sac de poissons et je recommençais.

Parfois, leur chance durait le temps d'user plusieurs de mes réservoirs d'air.

Je me suis demandé pourquoi mon supérieur avait pris de telles mesures seulement pour voir un groupe de patrons passer une bonne journée de pêche et j'appris plus tard qu'il avait été sévèrement réprimandé pour l'accident industriel – qui avait eu lieu dans son district – et la seule manière de ne pas être rétrogradé était de promettre que cet accident ne nuirait pas à la pêche près de leurs précieuses maisons de vacances.

Ce travail ne semblait pas me donner beaucoup d'occasions d'avancement et il m'était difficile de voir si c'était une intensification, une réduction ou une bifurcation de ma précédente carrière de chanteur mais cette question trouva bientôt une réponse d'une manière inoubliable.

Un jour, en attachant un gros poisson à l'hameçon d'un chef de groupe encore plus gros, la ligne se prit dans ma ceinture. J'ai laissé tomber mon couteau dans l'énervement et luttait désespérément pour casser la solide ligne alors qu'il me remontait lentement vers la surface. Je peux imaginer leur excitation délirante quand ils virent mes bulles – qu'ils devaient penser venir d'un esturgeon monstrueux.

Incapable de me libérer tout seul, j'ai attrapé la partie immergée du moteur et essayait de me cacher sous le bateau tout en sciant la ligne contre une pale de l'hélice jusqu'à ce qu'elle casse.

J'ai immédiatement plongé au fond et ai commencé à nager aussi vite que je pouvais vers la sécurité du rivage, car des balles commençaient à frapper la surface de l'eau et sifflaient le long de ma traînée de bulles.

J'étais assez profond pour ne pas être en danger, mais qu'ils vident leurs pistolets automatiques dans ma direction me faisait me douter qu'ils avaient compris qu'il ne s'agissait pas d'un esturgeon. Le bateau vint à toute vitesse vers moi et s'arrêta juste au-dessus de moi.

Je ne pouvais plus bouger, je ne pouvais pas me cacher et je ne pouvais pas les faire partir.

En plus de cela, je n'avais presque plus d'air.

Si j'étais prêt à sacrifier ma vie pour mon pays, d'un autre côté je n'étais pas emballé par la perspective de reposer sous une pierre tombale avec cette épitaphe :

Ci-gît Dimitri Volkov
Qui a courageusement perdu la vie,
Pour un sac puant de truites.

Ainsi j'ai fait ce que tous les honorables et braves agents du KGB auraient fait dans cette situation périlleuse. J'ai détaché le sac de poissons, je suis remonté vers le côté du bateau et j'ai jeté rapidement le sac sur leurs genoux.

Puis j'ai plongé au fond pour attendre quelques instants – pour leur donner quelques secondes pour comprendre que je n'étais pas un espion étranger déguisé en esturgeon géant mais plutôt un simple "spécialiste en chance de pêche" du corps des Gardes-côtes.

Quand le tir cessa je fis rapidement surface en criant : "NE TIREZ PAS !!! JE SUIS EN MISSION SPECIALE !!!"

Cela les surprit tellement que le gros est tombé en arrière dans l'eau. Je nageai autour de lui pour m'assurer qu'il ne se noyait pas et l'aidai à remonter dans le bateau et je l'y suivi.

Je pensais connaître tous les gros mots de la langue russe, mais j'avais tort. Avant que nous ayons atteint le rivage, ils riaient de ma situation ridicule, et j'ai joliment vite décidé de changer de nom, d'acheter un déguisement et ouvrir un étalage de bretzels sur la Place Rouge.

Cette histoire à amusé tous ceux qui l'ont entendue – sans limite. Quand elle est venue aux oreilles du groupe des fonctionnaires, j'ai appris d'un secrétaire qui travaillait au Politburo que Breshnev lui-même est intervenu de façon que je ne sois pas puni pour avoir saboté ce travail ridicule, parce qu'il en a trop ri pour le prendre en considération. Je devine qu'il a pensé que de porter mon nom était pire qu'une punition.

Leur grande fureur fut réservée à mon supérieur qui a été réaffecté en Sibérie et dont je n'ai plus jamais entendu parler.

Quand ce conte arriva aux oreilles de la fille du Capitaine, elle me rejoignit, moi et les autres, dans la certitude que mon avancement dans ma carrière venait de s'arrêter de manière criante.

D'une manière ou d'une autre, cela m'a semblé être le meilleur moment pour lui dire que je faisais tout pour attirer son attention – vers son cœur.

Ce fut le début de ma période de déprime – qui dura longtemps. Mais je n'ai pas abandonné. Plus la possibilité de gagner son cœur s'éloignait et plus j'étais déterminé…

J'étais un homme dans la quarantaine, avec trois petites étoiles sur mon épaule, sans travail et aucunes perspectives d’avenir.

Enfin, une occasion s'est présentée sous la forme d'un travail dans une prison. C'était une tâche de "prestige minimum" et c'est probablement pour cela qu'on me l'a confiée. J'ai été mis en cellule avec des criminels qui attendaient leurs procès avec l'ordre d'obtenir des informations qui pourraient être utiles aux procureurs.

Cela commença durement quand j'ai oublié de changer de vêtements et que je fus jeté dans une cellule de criminels endurcis qui reconnurent mes chaussures et mon pantalon de policier.

J'ai été battu gratuitement et presque mort durant les deux mois que j'ai passé à l'hôpital.

Ce fut vraiment le point bas de ma vie. J'avais raté chacune des tâches qui m'avaient été confiées, j'étais un lieutenant de 40 ans (c’est comme être scout à 25 ans), brisé, sans amis et profondément déprimé.

Elle vint me voir à l'hôpital, comme un ange de pitié. Elle vieillissait, mais était toujours très belle. Elle m'apporta quelques aliments préparés chez elle et me souhaita de me rétablir rapidement – puis elle m'embrassa.

C'est alors que j'ai réalisé que la fille de capitaine avait un cœur chaud et compatissant et il conquit le mien.

Et il m'a également motivé à remuer ciel et terre pour gagner son amour. Ce fut le tournant principal de ma vie.

Une fois mes blessures guéries, ma carrière prit une signification qui éclipsa tout le reste. Je m'immergeais dans les études de criminologie pour préparer une longue tâche en prison. C'était une mission dont personne ne voulait, mais j'obtins la promesse d'avoir les étoiles de colonel si elle était efficacement accomplie.

C'était ma dernière chance de me racheter aux yeux de tous et j'étais déterminé à faire mon devoir mieux que quiconque le pourrait dans tout le KGB.

Je suis devenu un expert de tous les petits méandres de l'esprit criminel et intimement familier de chaque détail du large spectre de l'activité illégale. J'ai non seulement étudié les voyous criminels, mais je m'habillais, parlais et agissais comme eux. Et, en quelque sorte, je suis devenu l'un d'eux – tout en gardant toujours ma dignité et mon dévouement au devoir.

Mon travail était de me mêler à cette foule de criminels, la plupart d'eux étant tombé dans la catégorie des "basses vies de profil élevé". Je me liais d'amitié avec eux en inventant une toile de mensonges crédibles conçue pour me faire passer pour un des leurs.

Mon domicile fut une centaine de cellules différentes, mes amis furent un millier de criminels endurcis, et ma motivation était une simple étoile de plus sur mon épaule.

J'ai gardé un enregistrement détaillé de tous les noms, des endroits et des périodes, mais seulement dans ma tête pour que rien ne soit écrit. J'ai entraîné ma mémoire comme un champion de boxe entraîne ses muscles.

Je me suis même fait des amis dans ces boîtes froides remplies de ces pauvres types, qui incluent les voleurs de génie, les meurtriers sadiques, les violeurs dépravés d'enfants, les séparatistes marmonnant des prières, les racketteurs impitoyables, les petits extorqueurs de fonds, les détourneurs de fonds de haut niveau, les traîtres lâches, les courtiers au pouvoir sans âme… parce que parmi eux il y avait aussi quelques innocentes et convenables victimes du régime soviétique.

Les cellules de ces précieux pauvres types étaient souvent partagées avec de jeunes dissidents idéalistes, des artistes créateurs, des musiciens renommés, des auteurs primés, des professeurs d'école et de brillants scientifiques… les misérables victimes de notre glorieux état qui, dans n'importe quel autre pays, seraient l'objet de félicitations, d'interviews télévisées, et de plaques gravées. Quelques-uns d'entre eux ont dû monter sur une estrade en disant : "je voudrais remercier le comité du prix Nobel pour cette récompense…" au lieu de ramper à genoux avec ces mots "S'il vous plaît, monsieur, pouvez-vous me retirer ces menottes un instant, que je puisse ouvrir mon pantalon pour pisser ?"

C'est un monde injuste, mais personne ne m'a consulté sur les règles. Je ne faisais que mon devoir. Mon travail était de gagner leur confiance, leur extorquer des informations utiles avec des tromperies désinvoltes, passer ces informations à mes supérieurs et recommencer.

Et comme un médecin ou une putain, je n’étais pas personnellement impliqué.

La plupart du temps, je sentais que je faisais un bon travail qui était justifié pour la sûreté et la protection de l'état. Mais parfois… il me semblait que la différence principale entre "eux" et "nous" était que l'un des deux groupes était du mauvais côté des barreaux.

Parmi tous les agents, ma productivité est devenue légendaire, et je fus rapidement promu major, puis colonel deux ans après, quand mon travail est venu à l'attention du cercle intime du KGB.

Au cours des dix années que dura cet emprisonnement, j'ai brisé des projets essentiels de meurtres, révélé des informations qui ont conduit de hauts fonctionnaires derrière les barreaux pour corruption, fourni les renseignements nécessaires pour faire avorter de grandes opérations de la Mafia russe impliquant la drogue, l'extorsion et l'enlèvement d'enfants innocents pour la prostitution.

Mais le couronnement de mon accomplissement fut la révélation d'un coup d'état militaire projeté pas quelques fripouilles de généraux pour renverser le gouvernement central. Pour cela, je fus récompensé par le grade de général de division.

Avec cela, j'ai aussi attrapé un ulcère de l'estomac avec une forme douce de tuberculose et les premières "vraies" vacances de ma vie professionnelle.

Les problèmes de santé étaient un petit prix à payer, et les vacances trop courtes.

Comme chaque soldat, mon rêve a toujours été de me promener avec une veste de général. Mais quand ce rêve s'est réalisé, il n'a pas été à la mesure de mon imagination. Il y a des choses dans la vie qui semblent mieux qu'elles ne le sont réellement parce que l'imagination se concentre sur la gloire – ignorant le sang, les sacrifices et la douleur qui les rendent possibles.

J'avais envie de reprendre contact avec Nina. Après tout, elle était la raison de tout mon dur travail, et quoique qu'il y ait eu beaucoup de jeunes et belles femmes qui aimeraient être vues au bras d'un général, il n'y avait pas de place pour elles dans mon cœur, parce que Nina le remplissait tout entier.

Je me préparais à l'idée qu'elle fut mariée. J'avais à le découvrir.

Je décidais de rendre visite à ses parents. Tristement, le capitaine venait de passer beaucoup d'années au loin, et la mère de Nina avait été victime d'une attaque cérébrale et n'avait plus que la moitié de son esprit. Mon aspect m'a semblé lui remonter le moral et il m'était agréable qu'elle ait été si aimable avec moi, mais bien que je sois assis dans son séjour pour lui parler, j'ai vite compris qu'elle n'avait aucune idée de qui j'étais.

Soudain, Nina a descendu les escaliers et ne m'a pas reconnu pendant quelques secondes. Quand elle le fit, elle s'est presque évanouie de joie.

Nous avons pris des vacances ensemble sur la Mer Noire, où nous avons navigué près de l'emplacement de mon aventure de "spécialiste de chance à la truite" tant d'années auparavant.

Nous avons apprécié ces moments paisibles et avons passé une semaine dans un hôtel de luxe, où je m'allongeais sur la plage à la regarder nager. Elle semblait vraiment heureuse et cela me rendait heureux – je ne savais pas si je l'étais vraiment.

J'ai parfois pensé à tous ces camarades heureux qui avaient passé leurs vacances avec elle quand elle était jeune, voluptueuse et l'idole de la ville… et elle a eu des hommes se marchant sur les pieds pour seulement lui ouvrir la porte.

Ces jours étaient passés, pour toujours.

Elle voulait se marier et, honnêtement, je ne sais pas si c'est moi ou mon uniforme qu'elle voulait.

Mais d'une manière ou d'une autre cela n'avait plus d'importance, parce que nous étions tous les deus liés l'un à l'autre par quelque chose qui dépassait même l'amour.

Nos vies étaient entremêlées – tissées ensemble par la main invisible du destin qui rendait impossible de savoir où cela commençait et finissait.

Tout ce qui restait était qu'elle voulait épouser un général et moi la fille du capitaine.

Nous ne pouvions nous marier tout se suite parce que j'ai eu une dernière mission à effectuer en Sibérie. Elle devait durer deux mois mais elle s'allongea jusqu'à trois ans.

Dix ans avant, je me serais inquiété de savoir si ma chérie me serait fidèle, mais plus maintenant.

Ma mission fut un succès et me fit gagner encore une étoile.

J'ai aussi écrit une thèse sur l'esprit criminel, suivi d'un roman sur mes aventures du KGB – dont je peux parler officiellement.

A mon retour, nous nous sommes mariés tranquillement, sans feux d'artifice. Nous ne nous parlons pas beaucoup, préférant le confort du silence. Nous savons habituellement ce que l'autre pense et souvent cela implique le désir affectueux que nous étions jeunes et pleins de vie encore. Et je souhaite parfois avoir balayé toutes ces années où je suivais des yeux ses pieds dans ses danses et je l'ai convaincue de venir avec moi pour pouvoir vivre les joutes heureuses des jeunes amoureux tout en s'entourant d'une famille… de sorte qu'au lieu de me poser de pesantes questions philosophiques de ce genre, je pourrais écouter avec plaisir le cri aigu de mon petit-fils pendant que je lui montre comment attraper une truite et lui raconter les aventures anciennes d'un spécialiste de la truite…

Nous vivons simplement sur un grand bateau que j'ai acheté, mais je suis trop âgé pour naviguer. C'est comme un peigne que la vie m'aurait donné alors que je suis chauve. Il reste amarré dans le port, comme un monument à ce que nous n'avons jamais fait et jamais voulu.

Je me demande parfois : "Suis-je un homme heureux ?" Et quand je jette un regard autour de moi, je vois le bateau de rêve que j'ai acquis alors que je suis trop vieux pour le faire naviguer… et la femme silencieuse qui m'a seulement épousé quand toutes les autres possibilités se sont fanées. Par la suite, tous mes rêves se sont réalisés et j'ai obtenu tout ce que je n’ai jamais voulu, mais le temps est tout et les atouts ne servent plus à la fin du jeu.

J'ai appris que la renommée et la gloire sont comme la fille du capitaine. Elles se dérobent à ceux qui les poursuivent et cherchent ceux qui ne font pas attention à elles… comme moi, ici et maintenant.

 



 


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