VORTEX

Il fait nuit noire à l'Intourist Hotel, une demeure extravagante pour les cadres internationaux voyageant loin de chez eux. Alors que l'ex-Union Soviétique se laisse doucement glisser dans le chaud baquet de l'économie de marché, une marée montante d'hommes d'affaires étrangers, apportant des liasses de billets de cent dollars américains, a changé l'aspect de cette élégante auberge. Certains appellent cet hôtel d'hommes d'affaires le Taj Mahal des Bordels, un endroit où un homme est dépouillé de son argent dans le luxe et les sommeils silencieux avec un sourire. Et s'il n'a plus de liquide, il y a toujours l'American Express. En effet, les plus belles prostituées à mille miles alentour – les désirables filles des mineurs de charbon, fermiers, mécaniciens et prêtres orthodoxes – viennent à l'Intourist Hotel en pèlerinage, espérant avoir la chance d'une audition, une armée de minettes optimistes désireuses d'être acceptées et de gagner davantage pour les services qu'elles rendent et l'éphémère extase qu'elle évoquent. Mais gagner plus n'est pas si facile.

Les couloirs sont vides dans le grand hôtel, le bar est fermé, et tout le monde dort paisiblement, sauf une femme. Elle est réveillée après une nuit de grande consommation d'alcool pour découvrir qu'il lui manque un de ses bas. Maintenant, elle cherche sans arrêt après lui. Les jolis bas sont toujours difficile à trouver, et ils sont chers – spécialement ceux très longs qu'elle porte sur ses jambes magnifiques. Elle rôde dans l'entrée de hôtel vers la réception, essayant de se souvenir où elle l'aurait perdu et avec qui. Elle s'arrête un instant pour contempler l'image ridicule de cette belle femme décoiffée dans le miroir du hall. Elle jure et se dépêche. Aussi, elle a beau essayer de chercher, elle ne se rappelle pas la nuit passée. Ce n'est pas habituel, mais maintenant un bas est perdu, c'est une affaire sérieuse. Où était-elle cette nuit, ou même avec combien de gens était-elle, il n'y avait pas moyen qu'elle entre par hasard dans une salle de réception.

Tout le monde l'appelle Vortex. C'est une prostituée de 37 ans qui en paraît quinze de moins. Sans exercices contraignants, sans jeûner, sans même respecter son corps, elle garde son extravagante beauté d'une manière ou d'une autre, sa peau crémeuse, ses yeux clairs, sa chair ferme. Pendant que les femmes de son âge engraissent et se rident, Vortex reste parfaite, preuve que ses gênes n'ont pas le sens de la justice. Même ses années de prison ont compté pour rien. Chaque fois qu'elle a passé quelques années en prison, elle ressortait plus forte, plus belle, et plus confortable avec qui et ce qu'elle était. Elle connaît un tas de filles qui se haïssent parce qu'elles aiment vendre leur corps. De telles filles ont un besoin de faire ce qu'elles font tout en se haïssant de le faire. Vortex dit à ces filles, "Ne vous détestez pas d'aimer votre travail. Haïssez les hommes qui dépensent leur argent et profitent de votre faiblesse pour vous faire faire de telles choses. Haïr l'homme avec qui vous êtes vous facilitera le travail, et il lui sera impossible d'obtenir quoique ce soit pour rien." Et elle a raison. Elle n'a jamais servi un client sans le haïr, même si elle le séduit et qu'elle accomplit les plus intimes faveurs sexuelles avec le sourire. Vortex est une professionnelle dans tous les sens du terme.

Cinq mois plus tôt, elle est sortie de prison après avoir été arrêtée pour une histoire de drogue et s'est liée avec son ancien proxénète qui connaissait le directeur-adjoint de l'Intourist. Vortex avait travaillé à l'Intourist avant, quatre ans plus tôt. Mais les choses ont changé. Maintenant, chacun est nouveau et la mémoire est courte. Au lieu de revenir comme une personne de marque, elle rampe et quémande comme les autres filles. Il lui a fallu trois mois de négociations et une demi-douzaine de nuits dans le lit du directeur-adjoint pour prouver qu'elle est une prostituée de classe mondiale qui ne dépareillerait pas la renommée de l'Intourist. A la fin, le marché fut conclu ainsi : le directeur adjoint toucherait 1.000 dollars ou euros en liquide par mois, plus 10% de ses gains. Puis elle et le proxénète se partageraient le reste 60/40, 60% pour le proxénète. Vortex ne pouvait pas croire qu'elle était capable d'un tel marché. Obtenir 40% du reste en travaillant à l'Intourist aurait dû la rendre riche en deux ans. Maintenant, plus que tout, elle se jure qu'il n'y aura rien qu'elle ne fera pas pour un homme si le prix en est à la hauteur. Mais la fortune est pour plus tard. Pour le moment, elle est juste en train de recommencer à l'Intourist et elle doit beaucoup d'argent. Dans un mois, elle ne perdra plus une minute à chercher un bas perdu. Mais cette nuit, elle en a besoin parce qu'elle n'a pas les moyens de le remplacer.

Alors que Vortex entre dans la salle de réception elle y aperçoit Lyova, le jeune barman avec qui elle bavarde tôt dans la nuit, quand les affaires sont calmes. Elle lui donne toujours des pourboires pour qu'il lui amène des clients, comme elle le fait avec les grooms, les serveurs du restaurant, l'employé du standard et les femmes de chambres. Chacun trouve son compte à mettre Vortex en relation avec un client.

Lyova a 25 ans, c'est le fils d'un docteur renommé. Quelques années avant, il travaillait à mi-temps à l'Intourist et visait l'école de Médecine. Mais il était faible, et les idées noires qui vivaient dans sa tête prirent sa vie en charge. Deux ans plus tôt, il tomba amoureux d'Anna, une des filles de l'hôtel. Devenu ivrogne, il avala trop de gin une nuit et l'épousa. Son père fut rouge de rage de l'apprendre. "Tu as épousé une pute rousse ! Une femme brune peut être une pute mais personne ne le saura en la regardant. Mais tout le monde sait qu'une rousse est une pute. C'est un fait médical ! Et maintenant tu veux que je l'appelle ma fille et l'invite à ma table ? Je te désavoue. Sors de ma maison et n'y reviens jamais. Tu ne seras jamais médecin. Tu es un alcoolique et un imbécile à qui je ne peux pas me fier." Depuis, Lyova travaille et vit à l'hôtel. Il est maintenant assis à une grande table dans l'immense salle de réception avec une bouteille ouverte devant lui.

"Où est Anna ?" demande Vortex en allant vers lui.

"Un arabe la paie une fortune pour passer toute la nuit avec elle," répond Lyova avec un sourire. "Nous serons riches cette semaine. La semaine prochaine, qui sait ?"

"As-tu un reste de vodka ?" demande Vortex. "J'ai besoin d'un verre." Voyant l'aspect du visage de Lyova, elle dit, "Fils de garce, je te paierai à boire dès que j'ai un client. Mais d'abord, il faut que je retrouve mon bas."

Lyova rit et commence à verser un verre. Vortex s'assied et il lui glisse un verre bien rempli.

"J'ai été loin de l'Intourist pendant quelques années. En prison," dit-elle calmement comme elle commençait à boire sa vodka. "J'étais jeune la première fois. Ils ont commencé à m'appeler Vortex parce que j'étais comme un ouragan, suçant les hommes dans un irrésistible tourbillon de plaisir physique. Je donnais aux hommes ce qu'aucune femme ne pourrait imaginer. Aujourd'hui, je le refais, même mieux. J'ai appris de nouvelles choses en prison. Je serai importante, ici, dans quelques mois, Lyova. Sois gentil avec moi, et je verrai à te récompenser."

"Avec ton cul ?" demande Lyova avec insolence.

"Si c'est ce que tu veux, mais tu as épousé une pute. Que veux-tu que la douce petite rousse Anna ne te donne pas ?" chuchote Vortex.

Lyova se penche et dit, "C'est à toi de me le montrer."

"Tu es de la merde, et j'ai perdu mon bas. Que fais-tu de bien pour moi ?" dit hargneusement Vortex.

Lyova ne répond pas. Bien avant qu'elle revienne, il a entendu des histoires sur la pute qu'ils appelaient Vortex. Maintenant, il est assis avec elle, seul, essayant de cacher sa crainte puérile. Il lui verse encore de la vodka et regarde dans les yeux noirs et profonds de la femme qui est magnifique au-delà de toute description.

"Les choses ont changé depuis que je suis allée en prison. Maintenant l'Intourist est plein de filles de 18 ans qui sentent encore le lait sur leur peau. Comment puis-je rivaliser avec cette jeunesse ?" demande Vortex en abaissant sa tête dans ses mains. Puis elle lève les yeux avec un sourire pervers, "je le ferai avec sérénité. Ces jeunettes font des clins d'œil, roulent des hanches et montrent leur cul. Moi, je regarde un homme avec confiance, avec sérénité. Je parle calmement à la façon d'une mère et l'homme tombe amoureux de moi. Les jeunettes me regardent faire et n'ont pas idée de ce qu'elles voient. Je gagne toujours," dit-elle.

"Même dans tes cauchemars ? " demande Lyova.

Elle le regarde durement, un éclair de colère dans les yeux.

"Parle-moi de tes cauchemars et je te verse un autre verre," dit Lyova, inclinant la bouteille, mais sans la servir encore.

"J'espère qu'Anna te donnera le SIDA," dit calmement Vortex. "Et la syphilis, la blennorragie et de l'herpès. Tu mérites tout le mal, démangeaison et lésion qu'un homme peut subir. Vas-y, verse. Je vais te raconter mon cauchemar. De toute façon, tu es trop saoul pour t'en souvenir," dit-elle. Puis elle rassemble ses pensées : "Dans mon cauchemar, je suis impuissante. Quand je vais avec un homme, je sais quoi faire et comment le faire. Je sais quoi dire et comment agir, mais je ne peux rien faire pour qu'il s'intéresse à moi. Les années me dévaluent. Je vieillis et il ne veut pas de moi, même si je suis la meilleure pute qu'un homme puisse désirer. Puis, soudain, je réalise que je suis seule – pour toujours. Voilà mon cauchemar."

Ils restent assis en silence. L'arôme des cigarettes, le parfum et l'alcool se mélangent dans un nuage épais qui suscite une puissante nostalgie. Elle a la vision d'une belle femme se poudrant le visage en se regardant dans le miroir de l'esthéticienne. Un vers d'un sonnet de Shakespeare lui vient à l'esprit : Mon verre ne me convaincra pas que je suis vieille.

"Je connaissais tous les sonnets de Shakespeare par cœur", dit-elle, "mais à présent, je ne m'en souviens que peu. Ma mémoire n'est plus la même. Je pensais que mon esprit était la clé de mon succès auprès des hommes. Ah ! Quelle idiotie ! J'ai appris que l'esprit sans une peau douce et de beaux seins ne veut rien dire. Un fils de garce de client m'a dit l'autre jour qu'il vient pour coucher avec une beauté et non pas avec un recueil des poèmes de Pouchkine. J'ai été sûre qu'il a eu du mal à jouir bien que je simulais tout pour l'aider. Comment ose-t-il insulter Pouchkine ! Et où est mon bas ?" dit Vortex en regardant alentour.

Lyova hoche la tête, en accord avec son appréciation éthylique "Les choses sont ainsi, même pour mon Anna. Elle n'a pas encore trente ans et elle est jolie, mais elle trouve qu'il est difficile de rivaliser avec les jeunes filles. Elle fait 30% de moins de ce qu'elle faisait il y a cinq ans – alors que les prix montent."

Vortex acquiesce en hochant la tête. Les affaires sont les affaires, et une fille dans les affaires doit honorer les réalités commerciales. "Anna fait encore de l'argent. La différence entre une pute à cinquante dollars et une pute à cent dollars et beaucoup plus petite qu'entre une pute à cinquante dollars et celle qui ne fait rien du tout. Lyova, verse m'en encore un, ou bien je vais devenir folle avec ces pensés. Ta femme a encore de l'argent pour payer les factures et moi je n'y arrive pas. Je dois trop. Je ne sais pas combien je vais payer pour cette bouteille de vodka. Je n'ai aucune idée où trouver l'argent pour acheter une nouvelle paire de bas."

Lyova remplit les deux verres. "Anna et moi ne vivons pas bien. Nous nous disputons tant et plus. Chaque nuit, elle est dans une chambre avec un homme riche à prendre du plaisir. Je me sens si seul que je bois tout le temps. Je n'entends plus parler de ma famille. Mon père est malade et sera bientôt parti. Et même là, il dit qu'il ne veut pas me voir. Mon frère héritera de tout et il ne veut rien savoir non plus."

"Je me sentais seul avant le mariage mais maintenant c'est pire. Je ne sais pas ce que nous ferons demain et comment nous vivrons. J'ai abandonné mes études. Anna vient d'une famille de mineurs sans éducation ni métier. J'ai peur. Notre avenir m'effraie."

Vortex vide son verre, allume une cigarette et dit, "Le problème dans ce genre de relation est que les gens ne supportent pas la solitude. Pour ne pas être seuls, ils se fixent avec une seule personne. Plus tard, quand ils comprennent qu'ils ne sont pas bien ensemble, ils essaient de changer pour une autre. Ne fais pas ça. Laisse ta femme être ce qu'elle est et essaie de te divertir toi-même."

"Tu ne me comprends pas, Vortex," s'exclame Lyova. "Il n'est pas question de changer. C'est au sujet de notre futur. Je suis né d'une famille de bonne souche et j'aurais dû être plus prudent que ne l'était Anna. Elle est passée brutalement de la pauvreté à l'argent facile, mais à présent nous revenons doucement vers la pauvreté. Elle n'a pas fait attention. Elle dit que la pauvreté n'est pas si mauvaise. Elle est extravagante maintenant parce qu'elle a déjà été pauvre. Elle veut connaître ce qu'elle ressent en dépensant comme une personne riche. Mais je n'ai jamais été pauvre. Je n'ai connu la pauvreté qu'à travers elle et je ne veux pas la connaître."

"Je vois," dit Vortex, en prenant l'attitude d'un professeur. "Anna a été séduite par les même pensées magiques qu'ont la plupart des filles de notre métier. Elles pensent que leur corps et leur beauté dureront toujours, comme ces statues de bronze qui peuvent être touchées tant et plus jusqu'à la fin des temps. Elles ne comprennent pas que la beauté et la jeunesse s'enfuiront, plus vite qu'elles ne le pensent, les laissant sans rien à vendre," dit Vortex, les yeux dans le vide. "Comme moi, maintenant. Lyova, que Dieu te damne, finissons cette bouteille, maintenant ! Je ne peux pas supporter cette dépression. Que dois-je faire maintenant, Lyova ? Je dois briser tous les miroirs du monde avant que ce que j'y voie ne soit trop moche. J'ai de la chance parce que je suis encore belle mais bientôt les hommes me tourneront le dos. Leurs refus m'entraîneront vers ma tombe, vivante avec mes besoins mais morte dans leur estime. C'est si terrible. Un autre verre, Lyova, ou je vais mourir."

Lyova verse le reste de vodka dans son verre et dit, "Quand tu parles de Shakespeare, je pense à mon père.. Son préféré est Henri VI. Quand je lui disais que j'avais épousé une fille de l'Intourist, il disait que je n'hériterais même pas d'un kopeck parce qu'une fille de mineur dilapiderait tout. Les derniers mots qu'il m'a dits étaient à son sujet. Il citait Henri VI '… l'adage doit être vérifié que les mendiants mènent leurs chevaux à la mort.' Qu'est-ce que je peux faire ? Il sera probablement mort dans une semaine ou deux."

Ils restent assis en silence pendant des minutes, chacun dévoré par ses obsessions et le sens de ce passage d'Henri VI.

"Lyova," dit brutalement Vortex. "Je ne peux pas te laisser aller aussi bas et moi-même me mettre ainsi plus longtemps. Montons nos chevaux et conduisons les à la mort." Comme elle parlait, elle fit un geste de son bras, tapant son porte-monnaie sur la table. Il tourna dans les airs et dispersa partout son contenu. Et sur le sol, il y a un long bas gris foncé enroulé autour d'un paquet de préservatifs. "Mon bas !" s'écrie Vortex. "Regarde, il est là. Tout est parfait maintenant. Musique, Lyova ! Je veux de la musique. Tu ne peux pas refuser cela à une femme. Nous ne pouvons pas rester ainsi déprimés. Dansons jusqu'à la lumière du matin. La vie n'est pas mauvaise. Nous la peignions en noir, mais elle brille et elle est belle. La fête continue."

Lyova rit et marche vers la piste de danse. Il est tellement saoul qu'il à du mal à prendre les CD. Vortex l'empoigne et glisse avec lui avec une fausse modestie dans une danse. La musique éclate et emplit l'immense salle de réception. "Compte, deux, trois… et peut être que tu me rateras… peut-être que tu m'embrasseras… un, deux, trois…"

"Compte, deux, trois…" tous les deux chantent avec la musique. Ils commencent maintenant à bouger, plus vite, plus libres. Vortex crie, "Plus vite, mon gars ! On ne vit qu'une fois. Vas-y, hop, hop… tu vas peut-être m'embrasser… un, deux, trois…"

Ils tourbillonnent autour de la salle à une vitesse folle. Cette femme est un ouragan, pense Lyova. C'est un vrai ouragan. Vortex commence à crier encore et encore, "Fouettons nos chevaux ! Fouettons les !"



 


Retour à la page principale   Echos des voix emprisonnées