Last People

Home Plan du Site

 

elenafilatova.com

Les dernières personnes

Dans notre monde, il est naturel que des gens naissent et meurent. Nous savons tous cela, même si nous n'apprécions pas trop. Cela se passe comme dans un hôtel où des gens arrivent, puis s'en vont. Mais Tchernobyl est différent de tous les autres endroits que je connaisse. Dans tous mes voyages ici, je n'ai jamais vu personne arriver : je ne les ai vus que s'en aller. Il y a 15 ou 20 ans, je connaissais beaucoup de gens qui vivaient près de Tchernobyl et d'autres qui y travaillaient comme gardes, guides, fonctionnaires. Aujourd'hui – de tous ces contacts – seul reste un homme. Cela a été comme regarder une machine de mort au travail.

Des babouchkas dans un village de Biélorussie.

Pour quelques-unes de mes photos des années 1990, je ne pouvais pas les publier sans l'accord des gens qu'elles représentaient. Malheureusement, presque tous ceux que vous voyez sur ces photos s'en sont allés, l'accord n'est donc plus un problème.

Les gens vivaient rarement isolés autour de Tchernobyl. Habituellement deux ou trois ménages voisins se regroupaient. Cette vieille femme disait que ses voisins, auprès desquels elle vivait, avaient un problème avec l'alcool, mais elle a ajouté qu'il vaut mieux avoir des ivrognes pour voisins que pas de voisins du tout.

Voici ses voisins. Cette femme s'appelait Tamara. C'était une personne hautement éduquée et cultivée. Une femme peut détruire par l'alcool sa beauté, mais pas son éducation. Il était difficile pour Tamara de quitter la ville où son père était quelqu'un. Elle est restée avec son conjoint jusqu'à la fin de sa vie, et ils ont revendu la ferraille de sa ville natale pour pouvoir acheter de la vodka. Quelle déchéance que de vendre la ferraille de la ville que son père avait construite !

Lors de mes voyages à Tchernobyl, j'ai souvent été frappée par de nombreux bâtiments qui devenaient plus intéressants une fois en ruine. La même chose est vraie pour certaines personnes. Tamara était une ruine humaine intéressante. Dans ce domaine, le paradoxe piquant que la moitié est davantage que l'entier reste vrai.

Quelques ménages pouvaient voisiner pendant un certain temps, mais quand les soucis arrivaient, ils ne venaient pas isolément mais en bataillon… les gens s'en vont, l'un après l'autre, comme ces trois femmes. Elles sont décédées en l'espace d'un an. L'homme vit encore seul dans une quelque ville fantôme.

J'ai souvent vu ces gens comme étant ceux qui ont manqué le dernier train et doivent maintenant rester sur le quai, pour toujours.

J'ai trouvé la plupart de ces gens lors de mes voyages en moto. Je suivais les fils électriques qui me conduisaient chez eux. Plus tard, ils m'ont dit qu'ils devaient réparer eux-mêmes ces canalisations électriques. Le gouvernement ne les a jamais aidés en quoi que ce soit. Des médecins ne sont jamais venus les voir. Si des membres de leur famille voulaient venir leur rendre visite, ils avaient souvent des difficultés pour franchir les points de contrôle. Voyant toute cette bêtise, j'avais décidé d'aider ces personnes. J'ai réussi à réunir des fonds pour leur apporter de la nourriture et ce dont ils avaient le plus besoin. Je ne pouvais pas avoir d'autorisation officielle pour le faire normalement, alors je voyageais illégalement pour leur apporter ces choses. J'ai fait cela durant 5 années. Je me cachais dans des buissons comme une criminelle pendant que les trafiquants de bois et de métaux radioactifs se faufilaient aux points de contrôle. Leurs camions étaient souvent escortés par la police.

Chamfort, l'auteur du 18ème siècle, a écrit – "En France, il est coutumier de laisser tranquilles les incendiaires, mais de poursuivre ceux qui donnent l'alarme". À Tchernobyl, ce n'est pas seulement coutumier, mais c'est la règle. C'est parce que l'incendiaire et le procureur sont une même personne.

Ces expériences m'ont amenée à réaliser que l'un des grands malheurs de notre monde est que, même pour faire du bien, nous devons d'abord en demander la permission à ceux qui ne font que du mal.

Vous pourriez vous demander : qu'est-ce qui fait rester les gens à Tchernobyl ? De l'expérience de mes visites, je crois que c'est l'espoir de voir revenir les habitants dans ces endroits abandonnés. Ils attendaient tous de meilleurs moments pour revenir. Dans toutes les langues ont dit que l'espoir meurt en dernier. C'est vrai. Nous avons besoin d'espérer pour vivre, comme nous avons besoin d'oxygène mais, à Tchernobyl, même l'espoir devient une force négative et toxique.

Chacune de ces personnes était la dernière à vivre dans cet endroit, et pas une n'aurait imaginé que sa ville mourrait avec elle. Elles m'ont toutes dit que le gouvernement avait failli envers elles. Personnellement, je pense qu'elles ont été trompées par le pire des menteurs : l'espoir. C'est l'espoir qui les a incités à croire en leur gouvernement et à attendre des jours meilleurs.

Cette photo est celle de Pavel et de sa femme Nina. Je les ai rencontrés dans une ville fantôme. Pendant de nombreuses années, leur domicile était pour moi mon point d'attache : un endroit où je pouvais dormir, manger, prendre une douche, entretenir mon véhicule et ensuite poursuivre mes voyages au travers de Tchernobyl.

L'exposition aux radiations, l'isolement et la solitude n'ont jamais entamé leur gentillesse. Au fil du temps, ils sont devenus le prolongement de ma famille.

Sur cette photo, c'est moi lors d'un de ces moments inconfortables où Nina essayait de nous nourrir avec sa cuisine. Pour moi, il y avait deux problèmes : d'abord, je ne mange pas de bortsch ; ensuite, je ne veux surtout pas manger du bortsch fait de légumes radioactifs cultivés à Tchernobyl. Pour obliger notre hôtesse, nous avons tous dû remuer les cuillères dans l'assiette. Leur jardin était modérément contaminé par du Plutonium mais il y avait beaucoup de Strontium et beaucoup de Césium dans ce bortsch. Des ingrédients particuliers présents dans toute cuisine de Tchernobyl.

Malheureusement, la gentillesse de Pavel et Nina signifiait aussi que leur maison était également ouverte aux trafiquants de ferraille et ces dangereux compagnons apportaient une bonne dose de radiations dans la cour de Pavel et Nina où ils entreposaient des métaux récupérés. À cette époque, la récupération des métaux était une grosse industrie à Tchernobyl. Regardez cette vidéo de ma fille, Vol au-dessus de Rossokha, elle montre comment a été vidé le plus grand cimetière radioactif de Tchernobyl.

Les trafiquants de ferraille n'ont jamais eu de compteurs Geiger. Ils buvaient, dormaient et récupéraient la ferraille dans les mêmes vêtements. Ceux qui extrayaient le métal indésirable de ces cimetières étaient extrêmement radioactifs. Ils recevaient de chaudes particules du cœur du réacteur sur leurs vêtements et leurs mains. Si vous leur prêtiez votre téléphone ou votre voiture vous pouviez dire adieu à ces biens. Tout ce qu'ils touchaient devenait contaminé. L'espérance de vie des ferrailleurs était la plus courte de toute la zone. Pavel me disait qu'il ne connaissait aucun trafiquant de métaux ayant exercé pendant plus de deux ans. Pour eux, la punition était inclue dans le crime. La machine de la mort travaillait à haute vitesse avec ces types. Nous les appelions les morts-vivants.

Sur cette photo, Nina fait des crêpes. Lorsque vous êtes assis dans la cuisine, le soir, avec du thé, des crêpes et la télévision, vous avez l'impression que tout va bien. Les soirées étaient marquées par des choses habituelles comme des discussions de village, parlant des réparations de la maison et des projets pour l'année prochaine pour élever un cochon et des poulets… dans un an ou deux, construire un nouveau hangar… ils se fabriquent toujours une vie largement fondée sur les villages. Ils se sentaient tellement confortables et bien et, souvenez-vous, c'était la dernière maison de la région, autour de nous c'était le désert. C'était un sentiment étrange. Comme un bateau qui coule, submergé à 90% avec seulement le pont supérieur qui reste au-dessus de l'eau pour le moment… et vous êtes assis dans une maison de pilote à écouter les rêves étranges des marins, marins qui parlent de faire des réparations sur ce bateau… vous voulez leur dire, réveillez-vous les gars ! Vous êtes les derniers ici. Vous ne pouvez pas avoir de poulets. Les loups sont déjà là. L'absinthe pousse par tous les trous. Les arbres revendiquent cette terre. Les branches rampent à travers vos fenêtres. La vie ne reprendra jamais dans votre ville. Ici, les barons du nucléaire enfouissent leurs déchets. Après vous, il n'y aura plus qu'une forêt radioactive jusqu'à la fin des temps… alors réfléchissez, à quoi cela sert-il ? Dire ces choses ne change rien. Laissez donc tout le monde profiter de ce moment et manger des crêpes pendant qu'elles sont encore chaudes.

Sur cette photo, voici la moto de Pavel. À chaque visite je me demandais si nous allions aller nous balader ensemble. Pavel avait l'habitude de dire qu'il commencerait au prochain printemps. Cela se perpétuait d'année en année parce qu'il manquait toujours une chose ou une autre. Au printemps 2015, je suis venue rendre visite à ce vieux couple, mais je n'ai trouvé personne à la maison. Nina était décédée et Pavel avait été envoyé dans un l'hôpital, service oncologie… et sa moto a fini dans un dépôt de ferraille. Nous ne sommes jamais partis ensembles alentours.

Voici ce qu'il reste de mon point d'attache. La maison de Pavel et Nina à l'hiver 2017/2018.